Nouvelles :
Le mystérieux cavalier de Droullins
Poésie
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LE MYSTERIEUX CAVALIER DE DROULLINS
Nouvelle
Yves Cariou
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I
Il ne
fallait pas parler de fantômes, de revenants, ou d'autres choses semblables
au Père Julien. Le grand gaillard vous dévisageait sous ses sourcils broussailleux
et son feutre à rebord luisant, puis il vous lançait en ricanant : "Encore
une invention des curés, comme la Grande Inquisition!..."
Et quand le père Julien vous avait
lancé ce grand mot à la figure, vous n'aviez plus qu'à vous taire. On le disait
très "calé" en politique. Au fond, c'est ce qui l'avait perdu.
Un vieux Langonnais me disait un jour qu'il n'avait pas
toujours été aussi "mauvais". Orphelin de bonne heure, il s'était
engagé pour l'Afrique dans un régiment de zouaves et avait montré un grand
courage, dans un coup dur, sous les murs de Constantine. Les premiers temps, il
envoyait régulièrement une partie de sa solde à sa vieille mère, pauvre veuve
de la Marquerais. Après dix ans de service, Julien M. était rentré au pays
ayant perdu toute pratique religieuse et se disant "libéral". Un
vieil adjudant anticlérical qui possédait de vieilles notions d'histoire, lui
avait monté la tête contre "le gouvernement des curés". Le jeune
zouave n'avait pas compris grand-chose dans l'Inquisition mais il l'avait
néanmoins maudite comme une mauvaise bête…
On le voyait encore à l'église le
soir de la Toussaint, par respect pour ses parents défunts : sa pauvre mère
étant morte quelques mois après son retour du régiment… et le jour de la St
Jean d'été on rencontrait aussi Julien M. conduisant la charrette du Faux et
ramassant les fagots du feu de joie que M. l'Abbé Lesné, recteur de Langon,
allumerait tantôt.
Julien aimait ces feux de la Saint
Jean qui lui rappelaient, disait-il, les bivouacs d'Afrique et… lui valaient
"la bolée" dans toutes les chaumines où sa jument faisait halte.
Aussi, ce soir-là, sur la lande, autour du feu, les gars de la Marquerais
lançaient l'ancien zouave en ribote sur les premières mesures de la
Marseillaise qu'il chantait avec une belle flamme patriotique. Notre hymne
national n'était pas encore trop défraîchi et conservait sa petite teinte
écarlate. "Monsieur Recteur" laissait faire et souriait. Il passait
pourtant pour rigoriste à cause de ses démêlés religieux avec le Sous-préfet de
Redon.
Mais il y avait eu ces fameuses
élections de 1846 et la non moins fameuse bagarre de Julien M. avec le bedeau
du Recteur. Depuis cette année-là, notre lascar ne mettait plus les pieds à
l'église. Il avait trouvé du travail aux carrières de la Morinais et s'était
encore dévergondé davantage avec d'autres drôles de son espèce. Il travaillait
peu, buvait sec et "sacrait" dur ! Et quand ses affaires allaient mal
c'était toujours de la faute aux curés et à la "Grande Inquisition"…
Bien entendu, il ne ramassait plus les fagots de la Saint Jean et c'est depuis
ce temps, m'a-t-on dit, que l'usage s'en est perdu à Langon.
Julien M. s'était marié avec une
jeune fille de Brain. Mais il battait sa femme et leur marmaille, toujours en
maraude, était la terreur des fermes de la région.
II
Or, quand cette
histoire commence, on était au temps de la moisson, une année quelconque
de la Seconde République ou du début du Second Empire, car le pont de chemin de
fer n'était pas encore construit à Droullins.
Julien M., sans travail,
était venu donner un coup de main à Villeneuve, chez des amis cultivateurs.
Comme les batteuses n'existaient pas encore, le gros de la besogne se faisait
au fléau, et je vous assure qu'avec des gaillards de la trempe du père Julien,
la poussière avait volé ce jour-là sur l'aire du village. Puis, forcément, les
bolées avaient gargouillé dans les gosiers en pente avec délice. Peut-être un
peu trop !...
Le travail c'était poursuivi un peu
tard, jusqu'à l'obscurité complète. Attablés dans une grande salle du village,
les gars de Musson et de Droullins venus pour les grands travaux, écoutaient,
d'un air fourbu et goguenard, le vieux Père Thomas raconter une étrange
histoire, à la lueur rougeâtre des tisons de l'âtre.
Il y était question d'appels
lointains entendus certains soirs dans les bois de Beaulieu : "Houp ! Houp
! Houp ! …Allons vite ! …" Alors on avait l'impression étonnante qu'un
cheval galopait à bride abattue, s'élançait dans la Vilaine et se perdait loin,
très loin, du côté de Pierric…
"Encore une invention des curés comme leur Grande
Inquisition !" ricanait Julien M. -
Nom de d'là ! Aussi vrai que j'existe, je t'affirme que c'est pourtant vrai
!" rugissait le Père Thomas en frappant un rude coup de poing qui faisait
déborder le cidre des bolées trop pleines. "Même que mon grand père qui
avait vu la Révolution se souvenait très bien du Marquis de Beaulieu, le fameux
chef des Chouans de la région, que les Bleus de Renac avaient tué mais qu'on
avait jamais retrouvé !"
La vieille Nanon qui récurait les casseroles affirmait
aussi, après deux signes de croix, qu'étant jeune fille et revenant d'une
veillée au village de Droullins, elle avait aussi entendu les cris, le galop et
même, avait vu le cavalier. Et c'était point là un mensonge, car il avait des
bottes rouges. Mais on ne l'avait jamais cru, et pourtant !...
"Puisque tu es si courageux, avait dit alors le
P'tit Paul à Julien M., parions que tu n'iras pas dormir ce soir sur les bords
de la rivière !"
Du coup, le vieux broussard
d'Afrique avait relevé le défi avec force malédictions, suivant son habitude,
lorsque le cidre commençait à faire ses effets. Il avait jeté son fléau sur
l'épaule, vidé un dernier "canard" pour se donner du courage et, Nom
de d'là, s'était dirigé vers la porte, d'un pas… qui n'était pas le sien sous
les murs de Constantine !
P'tit Paul l'avait suivi de loin,
dans le vieux chemin creux, où les vieilles souches des chênes faisaient, au
clair de lune, des ombres fantastiques; puis, soudain, il s'était sauvé à
toutes jambes, le poltron, en perdant ses sabots…
III
La nuit était
claire, la rivière miroitante. Le Père Julien s'était laissé tomber près d'un
rideau de saules, face au bois de Beaulieu, sur l'herbe de la prairie, douce
comme un matelas. Il se souvenait d'autres nuits semblables sous le beau ciel
d'Algérie. Bien sûr il aurait préféré avoir encore son fusil pour corriger ce
vilain drôle qui jouait au cavalier et "lui apprendre à vivre" ! Mais
avec son fléau il y avait moyen, tout de même, de lui administrer une bonne "volée"
de coups de bâton. D'ailleurs il ne se passerait sans doute rien de ce qu'avait
annoncé le Père Thomas, ce grand niais ! Quant aux racontars de la vieille
Nanon !...
Tout le monde savait qu'elle avait eu des chagrins
d'amour dans sa jeunesse et qu'elle rêvait toujours, malgré ses cheveux gris,
aux beaux cavaliers de l'Empire. Pauvre fille !... Ah ! comme on allait rire la
semaine prochaine aux carrières de la Morinais avec les gars de Beslé et ceux
de Brain !
Onze heures sonnèrent au clocher de Langon, répétés bientôt
dans la nuit étoilée devenant laiteuse, par ceux de Brain et de Ste Anne.
Comment diable ne dormait-il pas encore ?...
Il semblait éprouver des lourdeurs et ses membres
restaient raides comme le manche d'un pic à perrière. Dame ! ce n'était point
son métier de battre au fléau toute la journée !... Puis il se demanda aussi
s'il n'avait pas trop bu. Il en voulait maintenant à "ce galeux de P'tit
Paul" pour lui avoir versé une "lampée" de gnole un peu forte !
Il entendit encore rouler une charrette, au loin, sur la
route de Musson : preuve que le vent avait tourné. Une brise se leva bientôt
sur les saules et fit craquer leurs jointures.
Tout à coup une rumeur grandit sur la colline d'en face.
Ah ! c'était bien autre chose que le canon du général Lamoricière et le bruit
des tambours battant la charge dans le ravin du Rummel ! Cela geignait, hurlait, grinçait,
éclatait et s'écroulait en tonnerre épouvantable… Un cri dominait ce tumulte
infernal : "Houp
! Houp ! Houp ! …Allons vite ! …"
Et soudain un galop éperdu se fit
entendre, sur les prés, par-dessus les haies, par-dessus les douves, les palis,
les marais, les buissons, et plouf ! Le cheval était dans la rivière, la
traversait à la nage, s'élançait sur l'autre rive, galopait, galopait, et
disparaissait dans les bois de Beaulieu, en direction de Pierric.
Au bruit du Galop, le Père Julien
s'était redressé, d'un bond avait saisi son fléau, décrit un moulinet dans un
affreux juron et, sur l'herbe de la prairie était tombé foudroyé…
III
Le lendemain
matin, le soleil était déjà haut quand les gars de Villeneuve attendaient,
anxieux, l'arrivée du Père Julien. Quelques uns disaient que le travail du
fléau lui était plus pénible que celui du pic et pensaient que notre lascar
faisait la grasse matinée.
Mais la vieille Nanon répétait à qui voulait l'entendre :
"Pour sûr qu'il lui est arrivé
malheur sur les bords de la rivière ! Il aurait peut-être bien rencontré
"hier au soir" le cavalier de Droullins ! Et puis ma grand-mère me
disait aussi que c'était pas ben du tout de "prêcher" toujours en mal sur les curés et sur les
défunts. Rappelez-vous, les gars, le mal qu'il disait sur la Grande
Inquisition. Elle est peut-être venue le chercher !... "
Ces paroles peu rassurantes, comme aussi l'orage de la
nuit, décidèrent quelques uns à partir à la recherche du Père Julien, qui avec
une fourche, qui avec un fléau, qui avec une faux, et P'tit Paul avec un
lance-pierres !
Ils le découvrirent étendu sous les saules, raide comme
un mort, à quelques mètres d'un châtaignier fracassé. Après l'avoir secoué, le
bonhomme sembla revenir à lui, ouvrit de grands yeux effrayés, les referma,
puis éternua bruyamment. Il avait une blessure à la tempe où s'était formé un
caillot de sang. On le questionna, mais Julien répétait toujours la même chose
: "Laissez-meu ! Laissez-meu ! …
Je veux aller voir Monsieur Recteur !..."
On n'a jamais pu obtenir autre chose de lui, mais il ne
s'amenda point pour autant ! Il continue à boire, à "sacrer" sur le
dos des curés, à maudire la Grande Inquisition et à battre sa femme !
Mais depuis ce jour, il suffisait pour le faire taire, de
lui crier dans les oreilles : "Houp ! Houp ! Houp ! …Allons vite !
…"
J'ai encore appris que le mystérieux
cavalier était apparu à un grand rouquin du Nord; employé de chemin de fer, qui
construisait le pont de Droullins. Et plus d'un Langonnais m'a certifié
également l'avoir entendu certain soir !
Si mon lecteur reste sceptique, je
l'engage à aller dormir un soir, face à la colline de Beaulieu, sur les bords
de la Vilaine, mais je ne réponds pas de son état le lendemain à l'aurore !
Dame non !...
Yves Cariou
(D'après
une vieille légende de Langon)
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